Chapitre 23
Plus il y a de contraintes, plus il faut contraindre. C’est la route du chaos.
Aphorisme pan spechi.
Le matin du quatrième jour de la bataille de Chu, Tria se montra d’une humeur exécrable. Ses forces contrôlaient un Territoire représentant environ le huitième de la superficie totale des garennes. C’était surtout une zone de constructions basses, à l’exception des immeubles longeant le couloir de Broey, qui allait jusqu’à la Bordure. Elle n’aimait pas du tout savoir que Jedrik disposait d’une vue directe sur la majeure partie du terrain où étaient basés la plupart des fanatiques de la mort. En outre, la plupart des chefs qui s’étaient alliés à Tria commençaient à s’interroger, surtout depuis qu’ils se rendaient compte que cette enclave ne disposait pas d’une capacité de production suffisante pour subvenir à ses besoins alimentaires. La densité de population que Tria avait dû accepter était effroyable : presque le triple de la moyenne des garennes.
Jusqu’à présent, ni Jedrik ni Broey n’avaient lancé de véritable offensive contre son territoire. Elle en avait conclu, inévitablement, que Gar et elle se trouvaient exactement là où le souhaitait Jedrik. Ils étaient coupés de tout contact avec Broey. Impossible de revenir là-dessus. Dans les circonstances présentes, il était exclu que Broey accepte une aide humaine quelconque. Là encore, cela montrait la minutie extrême avec laquelle Jedrik avait conduit son plan.
Pendant la nuit, Tria avait transféré son poste de commandement dans un bâtiment élevé qui faisait face au nord aux parois du canon. Seul le fleuve, sous lequel était l’unique porte d’accès, la séparait de la Bordure. Elle avait mal dormi. Elle était tracassée par d’innombrables préoccupations. La première de toutes était qu’aucun des groupes de contact qu’elle avait envoyés dans la Bordure n’était encore revenu. Cette nuit, pas un feu ne s’était allumé, comme à l’accoutumée, dans les gradins. Pas un seul de ses gens n’avait donné signe de vie.
Pour quelle raison ?
Une fois de plus, elle examina sa position, à la recherche d’un avantage, quel qu’il fût. Une de ses lignes était ancrée sur le couloir de Broey qui débouchait sur la Bordure ; une autre sur le fleuve, avec son unique tube d’accès ; mais, à part cela, son territoire était constitué d’une succession de saillants dangereux qui s’étageaient en sinuant de la cinquième muraille jusqu’au fleuve.
Les bruits des combats en cours à l’autre extrémité du couloir de Broey parvenaient, assourdis, jusqu’à ses oreilles. Les troupes de Jedrik utilisaient de nouvelles armes qui faisaient beaucoup de bruit. De temps à autre, un projectile explosait dans le territoire de Tria. Elle n’avait eu que quelques rares blessés, mais l’effet psychologique était dévastateur. C’était le gros problème, avec les fanatiques : ils étaient trop pressés d’être lancés dans la bataille, même en pure perte.
Tria regarda le fleuve, dont les eaux empoisonnées devaient charrier d’innombrables cadavres d’Humains et de Gowachins – surtout de Gowachins. Puis elle se détourna de la fenêtre, marcha jusqu’à la pièce voisine et secoua Gar.
« Il faut absolument contacter Jedrik », dit-elle. Il se frotta les yeux, mal réveillé.
« Non ! Pas tant que nous n’aurons pas rétabli la liaison avec nos troupes bordurières. À ce moment-là, nous serons en mesure… » « Pfff ! »
Elle s’était rarement montrée aussi méprisante devant lui.
« Jamais nous ne rétablirons le contact avec la Bordure. Jedrik et Broey ne nous ont pas attendus pour agir. Je ne serais même pas étonnée qu’ils se soient mis d’accord pour nous isoler. »
« Mais tout ce que nous avons… »
« Tais-toi, papa ! » Elle mit les mains en avant et les contempla fixement tout en poursuivant : « Je n’ai jamais été vraiment à la hauteur des fonctions de conseillère chez Broey. Je m’en suis toujours plus ou moins doutée. J’ai trop voulu précipiter les choses. Cette nuit, j’ai bien réfléchi à tout ce qui s’est passé depuis que nous sommes ici. C’est Jedrik qui nous a poussés en avant. Elle a su s’y prendre… merveilleusement ! »
« Mais nos troupes dans la Bordure… »
« Qui te dit que ce sont nos troupes ? Et si c’étaient celles de Jedrik ? »
« Même les Gowachins ? »
« Même les Gowachins. »
Gar avait les oreilles qui bourdonnaient. Négocier avec Jedrik ? Renoncer à tout leur pouvoir ?
« Je ne suis pas stupide au point de ne pas savoir reconnaître la faiblesse de notre position », reprit Tria. « Nous risquons de nous épuiser pour rien. Broey ne semble pas l’avoir compris, mais Jedrik le sait parfaitement. Regarde les saillants qui jalonnent le front devant ses lignes ! »
« Qu’est-ce que les saillants ont à… »
« Ils peuvent être étranglés et coupés de nos lignes comme elle le voudra ! Même toi, tu devrais voir cela ! »
« Il n’y a qu’à nous retirer plus… »
« Lâcher du terrain ? » Elle le regarda, stupéfaite. « Si jamais je faisais la moindre allusion à une telle possibilité, nos alliés nous déserteraient en masse. Déjà comme ça, ils… »
« Attaquons, alors. »
« Pour gagner quoi ? »
Gar hocha silencieusement la tête. Jedrik n’attendait que cela pour se retirer d’un terrain miné où les fanatiques se feraient sauter. Elle tenait suffisamment de territoire pour pouvoir se permettre une telle stratégie.
« Il faut étrangler le couloir de Broey », fit-il.
« Pour en faire bénéficier Jedrik ? C’est la seule chose, justement, qui nous permet de négocier avec elle. C’est pourquoi nous devons la contacter le plus tôt possible. »
Accablé, Gar secoua la tête. Mais Tria n’avait pas encore fini.
« Jedrik nous laissera peut-être quelques miettes de pouvoir dans la nouvelle cité, si nous négocions maintenant avec elle. De Broey, il n’y a plus rien à tirer. Tu comprends, maintenant, quelle a été ton erreur avec lui ? »
« Mais Broey était prêt à… »
« Tu n’as pas voulu suivre mes instructions, papa. Tu dois comprendre, maintenant, pourquoi j’ai toujours voulu éviter de te laisser prendre des décisions tout seul. »
Gar baissa la tête. Tria était sa fille, mais il mesurait le péril qui le menaçait.
Elle donna rapidement ses instructions :
« Je vais ordonner à nos officiers de tenir coûte que coûte leurs positions actuelles. Nous leur expliquerons que toi et moi, nous allons essayer de contacter Jedrik. En leur disant pourquoi. »
« Mais comment comptes-tu… »
« Nous nous arrangerons pour nous faire capturer. »